Daigle, France. 1953. Chronique d’une naissance annoncée, Sudbury, Prise de parole, coll. « BCF », 2014 [1995], 199 p.
1953. Chronique d’une naissance annoncée est paru pour la première fois en 1995 aux défuntes Éditions d’Acadie; en 2014, Prise de parole offre dans la collection « Bibliothèque canadienne-française » une réédition fort appréciée de ce titre annonçant « un tournant important dans l’œuvre romanesque de France Daigle » (p. 9), selon François Paré qui en signe la préface. Ce qui étonne surtout dans cette préface, pour un lecteur qui appréhende le roman pour la première fois, ce sont les détours – ou les méandres – que Paré parcourt pour tenter de cerner le projet poétique (au sens historique du terme, du grec poiein, créer) du livre de Daigle : « à la fois roman et essai » (p. 9), écrit Paré, 1953 est aussi un « récit autofictionnel » (p. 10), une « lecture postmoderne de l’histoire sociale et de l’autobiographie » (p. 10) oscillant entre « l’essai historique » (p. 10) et « l’invention » (p. 10). Le livre s’autorise également « une réflexion sur les intentions qui motivent l’écriture du récit » (p. 11) et « s’accompagne d’un véritable essai sur le contexte éditorial du seul quotidien acadien [le journal L’Évangéline] dans le contexte mouvant de l’après-guerre » (p. 12). 1953 doit donc répondre d’un bien vaste programme… On se rend compte, toutefois, à la lecture de cette Chronique d’une naissance annoncée, que Paré ne fait que nommer par là ce qui se trouve exactement dans le texte de Daigle : une négation des frontières génériques qui fait du roman le lieu de tous les discours – négation qui trouvera son aboutissement dans Pour sûr (Boréal, 2011), œuvre monstrueuse et spectaculaire qui affirme, comme si cela était encore à faire, le statut de « grand écrivain » de France Daigle.
Dès les premières pages, un préambule métaréflexif pose comme personnage de 1953 une auteure-narratrice qui réfléchit à sa propre écriture tout en revenant sur son œuvre. Ainsi, des personnages issus des romans précédents de Daigle interrompent la narration des premiers jours de Bébé M. pour tenter d’exister un peu à l’extérieur des limites des livres qui les ont vus naître. Ils n’en restent pas moins de « simples » personnages de roman, mais ils acquièrent tout de même de cette façon une sorte d’outre-existence qui les inscrit dans un vaste projet se poursuivant à travers les années et les œuvres. Daigle, par là, affirme la cohérence d’un projet littéraire considérable qui ne peut se contenter de la forme traditionnelle du roman linéaire ne racontant qu’une seule histoire. « Affectionnant une certaine logique, le romancier a tendance à paniquer lorsque ce qui voudrait s’exprimer n’entre pas vraiment bien dans la suite de son histoire » (p. 79), déclare l’instance narratrice de 1953. « Il croit alors qu’il a mal fait son travail, qu’une distraction lui a fait faire fausse route ou qu’il n’a tout simplement pas assez travaillé. » (p. 79) Aucune panique chez l’écrivaine acadienne; elle maîtrise absolument tout, comme en fait foi la structure presque mathématique du roman : « huit chapitres, chacun divisé en huit temps, deux “intrigues” », écrit David Lonergan dans le magazine Nuit Blanche en 2011. Cet intérêt pour l’architecture romanesque trouvera lui aussi son aboutissement obsessif dans Pour sûr, aboutissement que je ne tenterai même pas d’expliquer tellement il est complexe et prodigieux.
Un passage de 1953 résume assez bien l’art du roman selon Daigle, et il convient de s’y attarder afin de saisir de quoi est fait le matériau romanesque chez l’auteure originaire de Dieppe :
L’écriture d’un roman offre plus de latitude à la personne qui éprouve de la difficulté à s’en tenir aux faits. Le romancier a non seulement le droit de fabuler, il en a même le devoir. On peut aimer ou ne pas aimer, on peut être d’accord ou non avec l’orientation qu’il donne à son récit, mais on ne peut pas nier le voyage de son imaginaire. Ce serait, pour reprendre les mots de Pie XII, abaisser l’homme au niveau de la brute dans le but d’enchaîner ce qu’il appelle les secrets de son caractère.
Néanmoins, pour écrire, le romancier a besoin de cette matière première qu’est la réalité. Il a besoin de la réalité – et le langage fait partie de cette réalité – pour traverser le mur qui veut se refermer sur lui, mur qui ressemble étrangement au mur de la connaissance. Dans ce sens, le romancier se sert de la réalité comme d’une arme pour se lancer à l’assaut du mur. Ainsi décrite, l’écriture d’un roman peut paraître assez périlleuse. Et c’est juste, car le romancier n’est pas à l’abri du danger que son arme, d’une façon ou d’une autre, se retourne contre lui. Il n’est pas à l’abri de la réalité – du mot – qui blesse. De même, le roman n’a pas le pouvoir d’anéantir cette blessure, tout comme il n’a pas le pouvoir d’anéantir la réalité. Il peut seulement espérer la faire fleurir (p. 75).
Ainsi, Daigle utilise « la vraie vie » – pour reprendre le titre d’un roman paru en 1993 – comme matière première d’une histoire fabulée. La réalité est, dans le cas qui nous intéresse, composée d’un adroit mélange de faits historiques, d’éléments du quotidien tirés de la vie de l’auteure, d’articles de journaux, de déclarations politiques, de livres parus, d’inventions et de fabulations, etc., ce qui explique tout à fait la difficulté de François Paré à nommer le livre de France Daigle. Roman? Essai? Récit? Autofiction? Réflexion sur l’acte d’écriture? « La beauté de l’affaire » – autre titre de Daigle, paru en 1991 –, c’est que rien ne nous oblige à choisir; c’est-à-dire que l’auteure, par son appétit dévorant pour la littérature, a conçu une œuvre inclassable, contenant ceci et cela, qui se défend bien d’être réductible à un genre canonique ou à un autre. 1953 est un roman postmoderne, si tant est que cela veuille encore dire quelque chose, qui puise à toutes ces sources afin de se construire.
Cet article ne dit rien de l’histoire racontée par 1953. Chronique d’une naissance annoncée, simplement parce qu’un roman de cette espèce ne se résume pas; que dire, en effet, qui rendrait justice à l’hybridité du propos, oscillant entre l’histoire de Bébé M., de sa mère et de l’infirmière qui s’en occupe, l’histoire d’Élizabeth et de Brigitte, et celle de l’année 1953, vue à travers le prisme du quotidien L’Évangéline et les événements marquants de l’année qui a vu naître France Daigle? De la même manière qu’on ne fait pas aisément la synthèse d’un roman de Milan Kundera ou d’Éric Plamondon, ou encore d’un essai de Pascal Quignard, 1953 résiste aux schémas réducteurs en raison de sa richesse et de son ambition. Il s’agit d’un roman vorace, dont l’appétit est contagieux; une œuvre majeure dont la réédition dans la Bibliothèque canadienne-française ne sert qu’à confirmer l’immense qualité.
À propos…
Pierre-Luc Landry est chercheur postdoctoral (CRSH) à la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa et détient un doctorat en études littéraires grâce à une thèse de recherche-création qu’il a soutenue à l’Université Laval en 2013. Il est membre fondateur de la revue numérique de création et de réflexion Le Crachoir de Flaubert, pour laquelle il a assumé plusieurs tâches de direction jusqu’en 2015. Il a fait partie de l’équipe de l’observatoire de la littérature contemporaine Salon double de 2009 à 2014 et a été auxiliaire de recherche au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises de 2007 à 2011. Son premier roman, L’équation du temps (Druide, 2013), a été finaliste au Prix des lecteurs de Radio-Canada et a fait partie de la présélection du Prix France-Québec en 2014. Les corps extraterrestres, son deuxième roman, paraîtra à l’automne 2015. Il est aussi éditeur chez La Mèche, le laboratoire de création du Groupe d’édition la courte échelle, à Montréal.
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