Le jeu de la mélancolie. Sarah Ruhl [texte], Herménégilde Chiasson [traduction], Marcia Babineau [mise en scène]. Moncton, théâtre l’Escaouette et Département d’art dramatique (Université de Moncton), 2013. [Moncton, 18 février 2015]
Les 18 et 19 février dernier, le Département d’art dramatique de l’Université de Moncton célébrait son 40e anniversaire. L’Université a souligné l’évènement avec des conférences en journée et en soirée, et avec un rappel de la pièce Le jeu de la mélancolie de Sarah Ruhl (traduction d’Herménégilde Chiasson), créée en 2013 par les finissants du Département dans le cadre d’un exercice pédagogique. À souligner que cette coproduction du théâtre l’Escaouette et du Département d’art dramatique de l’Université de Moncton avait alors aussi été présentée en Roumanie dans le cadre du Festival international de Sibiu.
La soirée a débuté avec une demi-douzaine de discours – du recteur de l’Université de Moncton (Raymond Théberge), de la vice-rectrice aux Affaires étudiantes et internationales (Marie-Linda Lord), de la doyenne de la Faculté des arts et des sciences sociales (Lisa Roy), du directeur du Département d’art dramatique (Andrei Zaharia), de la directrice artistique de l’Escaouette (Marcia Babineau) et de l’invité d’honneur, Monsieur Constantin Chiriac, président du Festival international de théâtre de Sibiu – portant sur l’importance du département, son cheminement, sa contribution inestimable à la promotion du théâtre et son rôle fondateur de la modernité culturelle en Acadie, en prenant soin de préciser que plusieurs de ses finissants et finissantes mènent à ce jour des carrières dans leur domaine ici et à l’étranger. Il est clair qu’on lui doit une grande partie de la vitalité de l’art dramatique acadien et que la pérennité du 6e art en Acadie repose largement sur la continuité du Département. Il me parait donc normal et nécessaire de prendre un moment pour célébrer son existence et le laisser reluire un peu de ses succès.
Le rideau se lève sur une scénographie d’Alain Tanguay (professeur au département) qui met en évidence l’importance de la perspective d’une manière simple et efficace. Tout est blanc à l’exception de quatre cadres, glissant à l’aide de poulies sur des rails en fils de fer suspendus. Sur le sol (blanc), strié de lignes noires faisant ressortir la profondeur de la scène, six cubes (également blancs) sont disposés et seront recomposés tout au long de la pièce, devenant siège, table, plateforme, etc.
Le jeu de la mélancolie, c’est l’histoire de Tilly, jeune travailleuse dans une banque, qui se fait envoyer en thérapie par son employeur parce qu’elle « souffre » de mélancolie. Mais Tilly ne perçoit pas cette mélancolie négativement : c’est plutôt, pour elle, une exploration de l’émotion au-delà des deux vitesses – bonheur/folie – auxquelles se limite la majorité des gens. Le jeu de la mélancolie est donc une plongée dans le monde pluridimensionnel de l’émotion ainsi que dans l’éventail diversifié des couleurs perceptibles dans la tristesse s’opposant au bonheur fade du quotidien n’ayant d’autres choses à offrir que la joie (ou la folie).
Tilly envoute intensément tous ceux qui croisent son chemin, à commencer par son psychiatre, Lorenzo. Cet Européen insensible, dont la devise pourrait facilement être « tout est sous contrôle », est venu s’établir en Amérique en l’espoir de fuir son lieu d’origine où la « souffrance est une marque de citoyenneté ». Bien évidemment, il sera complètement changé par sa rencontre avec la charmante Tilly. Après son psychiatre, c’est au tour de son tailleur, de sa coiffeuse et même de la conjointe jalouse de cette dernière de se trouver irrémédiablement envoutés par le charme irrésistible de la mélancolie de Tilly. Mais lorsqu’elle aura goûté aux joies de l’amour et qu’elle deviendra finalement heureuse, elle perdra tout son charisme et deviendra complètement inintéressante pour tous ceux qu’elle aura jadis ensorcelés.
La pièce est dotée d’une indéniable profondeur morale et poétique, mais évite le pathétique en ne se prenant pas du tout au sérieux. En fait, l’exagération sans retenue de la pièce est la clé de voute de son succès. La mise en scène assurée par Marcia Babineau (aussi professeure au département) est d’ailleurs menée dans cette même perspective de ridicule total, de manière à porter le propos de la pièce avec grâce et brio. Les déplacements des acteurs sur la scène ont par moments l’allure d’une extravagante chorégraphie et sont tout aussi fabuleux. Moins fabuleuses : les chansons – mais puisqu’elles cadrent tout à fait avec l’omniprésence des éléments absurdes dans le reste de la pièce, on laisse passer.
La pièce est accompagnée d’une trame musicale live, composée par Michael Roth et splendidement interprétée par la violoncelliste Yusela C. Perez Gutirrez. C’est avec doigté et talent que cette dernière capture et communique la profondeur poétique de la mélancolie. Les costumes sont également évocateurs et, au fur et à mesure que les personnages sont touchés par la mélancolie (mais finalement, le coup de foudre), ils deviennent de plus en plus colorés. C’est une touche bien pensée qui fait ressortir l’essence du message de la pièce : comme quoi la mélancolie n’est pas seulement tristesse, mais aussi une teinte d’émotion qui nous rappelle qu’on est en vie.
Chaque jeune acteur est splendide dans son rôle. Caroline Bélisle (Tilly) est tout aussi charmante et charismatique que le requiert ce personnage dans lequel elle virevolte et reluit d’une manière presque féérique. Marc-André Robichaud interprète un Lorenzo parfaitement loufoque et farfelu, Nicolas Dupuis incarne un excellent Frank, et Stephanie David m’a beaucoup impressionnée avec ses grimaces extrêmes. Quoique Brigitte Gallant m’ait initialement parue un peu crispée dans le rôle de Joan, il y a un moment dans la pièce où le malaise atteint un apogée où il devient presque insoutenable. Cela me laisse croire que le rôle doit en fait dégager ce genre d’inconfort et rend le jeu de l’actrice, un succès. En fait, aucun des acteurs ne détonne vraiment du reste : même si les personnages sont loufoques et parfois déconnectés, l’ensemble tient bien la route. Cette pièce reluit de la qualité exceptionnelle de ses si jeunes comédiens. Elle est amusante, légère, et fort divertissante, mais avec une profondeur de contenu donnant vraiment de quoi se mettre sous la dent. Bref, on souhaite à cette nouvelle portée du Département d’art dramatique de l’Université de Moncton tout le succès qu’elle mérite. Et longue vie au Département!
À propos…
Sarah Brideau est née dans la Péninsule acadienne (N.-B.), l’année où Billy Jean trônait au sommet des décomptes musicaux. En 2001, elle publie ses premiers textes dans la revue Éloizes (no30), ensuite deux recueils de poésie aux Éditions Perce-Neige :Romanichelle (2002) et Rues étrangères (2005). En 2013, Sarah termine une Maîtrise en Langue et Littérature françaises (« Gérald Leblanc et le micro-cosmopolitisme ») à l’Université McGill et son troisième recueil de poésie, Cœurs nomades, paraît aux éditions Prise de parole (Sudbury). Depuis plusieurs années, Sarah travaille à la pige dans divers domaines, mais surtout ceux connexes à l’écriture, à Montréal et au N.-B. Depuis mai 2013, est également propriétaire d’une librairie de livres d’occasion, Folio, au centre-ville de Moncton.