Et voici Identités, Lectures, Découpages et Excuses qui complètent Autoportrait, ce cycle de 12 livres en 12 mois entrepris en janvier 2014 par Herménégilde Chiasson et publié par Prise de parole.
Le concept d’identité est au cœur de l’œuvre de Chiasson. Dans Le Devoir du 3 mars 1981, il disait à Jean Royer qui l’interrogeait sur le sujet : «Je sais que je suis Acadien, qu’il y aura toujours une Acadie. Dans quel état? Je ne le sais pas. Mais cela n’est plus un problème pour moi. On dirait que l’Acadie est devenue une de mes nombreuses identités. Je suis aussi bien francophone, mâle, de moins de 40 ans, en Amérique. Je peux défiler beaucoup de mes identités. La différence est dans la façon de catégoriser.»
Les 39 portraits qui composent Identités répondent à leur façon à cette question. Chiasson observe les gens qu’il croise, «témoin» (p. 20) involontaire de la situation. Qui sont-ils? Que font-ils? Que pensent-ils? Il n’en sait rien, mais il voit et il nous décrit ce qu’il a vu. À la limite ça ne dit rien de la personne ou, au contraire, ça dit tout. Tout ce qui est offert à la vue, à l’ouïe, à l’odorat. Ces êtres, jamais nommés autrement que par leur sexe et une mise en situation, lui offrent sans le savoir une série d’instantanés, de tableaux qui révèlent peut-être une partie importante d’eux-mêmes. Qui sait? Les textes d’une page ne cherchent pas à catégoriser, ni même à dépasser ce qu’offre la situation. Ils sont partie prenante de l’humanité dans sa petitesse et dans sa beauté, dans sa richesse et dans sa pauvreté. Les textes expriment un grand respect de l’autre, de celui qu’on croise au hasard de nos déplacements. Et nous laissent déduire les multiples aspects de leur identité
Avec Lectures, Chiasson nous invite à réfléchir à partir de 21 citations de Ying Chen à Dante en passant par Gérald Leblanc, Réjean Ducharme et même un panneau de la voirie. Reprenant le principe des notes de bas de page, Chiasson place la citation en haut de page, numérote ses insertions et y va de ses commentaires et réflexions. Il aborde de multiples sujets qui touchent sa vie privée, ses interventions publiques, l’art, l’identité (évidemment), la lecture : «Mais incliner la tête et lire, refaire ce geste humble, millénaire et penché, cette prière encore» (p. 45). De fait, tout ce recueil est un hymne à la lecture, à la richesse des œuvres, à leur nécessité.
Découpages se présente comme un journal intime, parcellaire, fragmenté comme le recueil le dit lui‑même (p. 22), mais inscrit dans un temps précis. Si on se fie aux événements rapportés, nous sommes en mai 2012, mais il est également possible que Chiasson y ait greffé d’autres anecdotes et activités qui se sont déroulées dans un autre temps. Du moins, c’est ce que j’en conclus. Les bouts de phrases, les mots sont détachés les uns des autres, sans ponctuation ni majuscule, regroupés en une série plus ou moins longue de lignes que séparent des espaces. Ceux-ci indiquent un changement de sujet ou un regard différent sur le même sujet ou encore un saut temporel. Des instantanés, des bribes, des morceaux de vie de l’auteur. Par exemple, à propos d’un concert auquel le poète assiste, on voit à la fin d’une ligne «étonné du peu de», puis au début de la suivante «public à ces activités». Suit un espace important et, à la fin d’une nouvelle ligne on peut lire un verbe au participe passé, un nom sans son article : «événement a dû coûter cher» (p. 29). Le lien entre les deux «phrases» doit être déduit par le lecteur. Une fois la convention d’écriture acceptée (elle est déroutante en première lecture), on accompagne Chiasson dans ce que sa mémoire semble avoir préservé, suivant ainsi le fil de sa pensée.
Il aurait été surprenant, étant donné le titre du dernier recueil d’Autoportrait, que Chiasson n’aborde pas la saga des «excuses» que certains exigent de la Couronne britannique. Poussant le raisonnement jusqu’à sa limite, il fait de la notion d’excuses le thème de ce recueil, qu’il a tout simplement intitulé Excuses. Pour lui, «la haine fait son lit dans les excuses» (p. 36). Quant à la demande qu’avait formulée le député bloquiste Stéphane Bergeron, il «trouve regrettable cet incessant conflit, cet entêtement à remettre les pendules à l’heure. Je suis plutôt d’avis que nous ne devons jamais oublier. Vivre méfiants, mais vivre plutôt que ruminer sans cesse un passé que nous connaissons peu, sinon mal» (p. 16). Puis il pose ce qui lui apparaît comme la question fondamentale : «Serons-nous à jamais ces victimes affligées à la recherche de leur bourreau?» (p. 18) Il conclut en affirmant que «le temps est peut-être venu de s’inventer d’autres défenses, d’avancer les pendules afin de les remettre à l’heure» (p. 18). Mais le recueil est loin de se limiter à cette demande : un homme doit tuer son vieux chien, les livres que Chiasson n’a pas lus, l’acte de contrition, la dureté de l’hiver, le manque de sommeil. En tout, 29 textes. La forme est toujours la même : une mise en contexte en petits caractères puis un commentaire présenté en un caractère plus gros. De l’acte à la réflexion sur la vie et sur l’art. Il se dégage de l’ensemble une sérénité inquiète et de belles pages pour méditer sur le sens de la vie.
Le dernier texte, qui rappelle la coutume de terminer une chanson par «excusez-la», est une défense et illustration du rôle fondamental de l’art (populaire et savant) dans la vie. Il se termine par le rappel que l’art confirme «notre besoin d’être pleinement au monde et de laisser encore et toujours des traces de notre passage dans la neige, dans la mémoire et dans le temps» (p. 45). Et Chiasson clôt le recueil, et l’ensemble du projet Autoportrait, par cet «excusez-la» qui le lie avec ceux et celles qui l’ont précédé.
Autoportrait est une œuvre monumentale, tant par son ampleur que par la richesse des propos et des formes explorées. Chiasson a su nous faire partager ses expériences, ses inquiétudes, ses intuitions, ses valeurs en se servant du piment ludique que peuvent être les formes littéraires.
- Chiasson, Herménégilde. Identités, Sudbury, Prise de parole, 2014, 45 p.
- Chiasson, Herménégilde. Lectures, Sudbury, Prise de parole, 2014, 45 p.
- Chiasson, Herménégilde. Découpages, Sudbury, Prise de parole, 2014, 48 p.
- Chiasson, Herménégilde. Excuses, Sudbury, Prise de parole, 2014, 45 p.
À propos…
David Lonergan est Québécois de naissance et vit en Acadie depuis 1994. Il a travaillé dans divers domaines : théâtre, journalisme (écrit, radio, télévision), enseignement (au secondaire puis à l’universitaire). Il a publié plusieurs livres dont plus récemment aux Éditions Prise de parole, Paroles d’Acadie : anthologie de la littérature acadienne 1958-2009 (2010) et Acadie 72 : naissance de la modernité acadienne (2013).