Au cours des premiers jours suivant mon arrivée, j’ai observé, avec beaucoup d’attention, un homme qui marchait dans les rues étroites de Canterbury. Autour de lui, une foule massive s’écoulait en pourchassant des cadeaux de Noël. Il déambulait lentement, les mains dans les poches. C’était comme dans ces scènes de film où un élément sur l’écran est au ralenti et tout le reste autour est accéléré et flou. Quand je l’ai croisé, j’ai cru voir dans ses yeux qui scrutaient son entourage de la crainte mêlée à de l’étonnement. Des yeux pareils à ceux d’un enfant que l’on apporte pour la première fois dans un cirque et qui regarde toute l’agitation autour de lui. Des manèges qui font crier les gens ; d’autres enfants légèrement plus âgés qui le regardent en retour avec une fierté hautaine, car eux, ils viennent tout juste de sortir du manège le plus effrayant et ils n’ont même pas crié ; une charmante petite fille en robe qui mange, la bouche toute beurrée, de la barbe à papa rose.
Sauf que dans le cas de cet homme, on peut remplacer les manèges par les immeubles aux différents styles architecturaux qui s’entre-mélangent, ou plutôt, qui s’entremangent. L’architecture est un art cannibale, il faut manger les plus petits pour grossir, car plus on est gros, plus on perdure. On peut aussi remplacer les autres enfants par ces êtres un peu froids, avec des beaux souliers, habillés avec goût et style, qui défilent dans les rues de Canterbury en parlant sur leur iPhone 5S, comme s’ils étaient les seuls dans la rue, prouvant ainsi leur supériorité. Et on peut remplacer la petite fille par le canal couleur pâte à biscuit qui se faufile discrètement à travers la ville avec des sinuosités qu’on embrasse du regard avec affection. J’ai suivi l’homme pendant un bon moment, il errait dans les rues toujours avec ce regard hagard. Puis lentement il est devenu translucide jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement devant mes yeux. C’était un homme sans identité qui faiblissait à vue d’œil, un homme invisible. Cet homme, je l’observais, et en même temps, je l’étais.
C’est surprenant de réaliser à quel point ce qui nous entoure nous définit. Quand je suis dans les rues en Acadie, c’est le nous qui me définit. Ce sont les drapeaux qui fièrement se défripent dans le vent, ce sont les sourires naturels des gens que je croise, ce sont les gros trucks, ce sont les tires qui spinent, ce sont les regrettables mais amusants up and downs, c’est l’atmosphère euphorique des terrasses bondées au printemps, ce sont les touristes curieux ou perdus l’été, c’est la tolérance innée d’un peuple, ce sont les grands espaces verts. L’environnement dans lequel on se trouve s’incruste dans notre chair, c’est une loi identitaire. Et quand subitement on s’extirpe de notre pays pour aller vivre à l’étranger, ce sont toutes les références de base de notre identité qui se dissipent tout aussi subitement, laissant place à un sentiment de vide, un sentiment d’éloignement. Mais, heureusement, quand un contenant se déverse de son contenu, le voilà entièrement ouvert et disposé à accueillir de la nouvelle substance dont il s’abreuvera avec délectation. Ce qu’on goûte pour la première fois est toujours plus savoureux. En plus, je suis aux côtés d’une personne qui, pour des raisons mystérieuses, me regarde avec tant d’affection que ma fierté gonfle.
Déjà, quelques semaines après mon arrivée, je me retrouvais et me redéfinissais. Quand on voyage, le goût de l’aventure émerge. Les nouvelles expériences nous appellent et nous séduisent.
Quatre ; nous étions quatre voyageurs, chez des gens que nous ne connaissions point, pour faire du travail bénévole en échange d’un toit et de nourriture. Un jeune Finlandais, d’origine ukrainienne, qui se nommait Lauri, mais on prononçait « Laorrrri ». Un gars carré comme un frigidaire, au visage aussi carré et aux manières rustiques ; il avait grandi sur ferme et parfois, quand il pensait que personne ne le regardait, il avait un doigt dans le nez. Brian, un Écossais dans la jeune trentaine avec un accent impossible à comprendre. Il était petit, vaillant, souriant et très gentil. Puis, un Anglais dans la cinquantaine de Liverpool, qui avait passé trente ans de sa vie en Écosse donc qui avait un accent très fort lui aussi, très difficile à comprendre au début. Il se nommait John, c’était l’homme pratique. Un homme qui n’avait probablement pas eu énormément d’éducation scolaire, mais qui avait eu l’éducation de la vie. Et il y avait moi, le jeune humanoïde à l’identité ébréchée, qui observait et écoutait plus qu’il ne parlait. Notre tâche était de construire un abri dans le bois ainsi que d’aménager le terrain alentour avec un endroit pour un feu de camp afin que nos hôtes puissent louer cet endroit pour des réceptions, des partys. Nous devions faire du mieux que nous le pouvions avec ce qui nous était fourni, c’est-à-dire presque rien. John, le doyen et plus expérimenté, nous a guidé pendant tout le travail. Nous avons adopté sa philosophie : « the more you give, the more they’ll expect. It doesn’t matter how much you give; it’ll never be enough ». Nous avons travaillé constamment, mais sans jamais trop forcer. Mes coéquipiers étaient habitués à ce genre de travail donc les choses avançaient très bien. À l’œil, sans aucun niveau, nous avons construit un cadre solide et très droit pour l’abri qui était constitué de petits arbres tombés que nous avions trouvés dans la forêt. Après quelques jours, l’abri était presque achevé, mais un problème majeur persistait : la boue. Comment rendre un endroit chaleureux quand on a l’impression de marcher sur du sable mouvant? John a conseillé au couple hôte de louer un petit tracteur en leur démontrant les avantages d’investir un peu d’argent dans leur projet. Mais, ils n’étaient pas prêts à investir autant. Ma dernière journée parmi eux concordait avec l’approche de la première réception sur le terrain. Avec une vieille pelle, un vieux râteau et une vielle barouette en métal, j’ai commencé à transporter cette vase une pelletée à la fois, comme Terry Fox et ses poteaux de téléphone.
– François, stop doing that, you’ll make us feel bad, m’a dit le vieux John.
– Well John, I’m sorry but this is my last day, I’ll do it my way. It makes me feel good to do something at last. I have to show you what is an Acadian before I’m leaving, je lui ai répondu.
À la fin de la journée, nous avons estimé que j’avais pelleté au-dessus de deux tonnes de vase et le terrain était devenu parfait, prêt à recevoir des gens. Étrangement, pour la première fois depuis que j’étais en Angleterre, je me sentais Acadien.
à propos…
François Cormier, originaire de l’orgueilleuse et autoproclamée capitale de l’Acadie, a obtenu son diplôme pour le baccalauréat multidisciplinaire ès arts à l’Université de Moncton en 2010. Depuis, il est endetté, enjoué, rêveur et amoureux. Il a toujours été un fervent lecteur de littérature. Après avoir absorbé tant de récits romanesques, il a décidé de suivre l’exemple du fameux don Quichotte et, en décembre 2013, il est parti pourchasser les aventures sur les terres européennes. Son rêve : vivre de sa plume
C’est un récit très intéressant François. Merci de le partager.